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Nos langues officielles

Haïti a deux langues officielles, est-ce un atout ou un handicap ?

jeudi 21 juin 2007

Aujourd’hui, à l’ombre de la Tour Eiffel et des sommets du Mont Jura, je suis heureux d’avoir à répondre à cette question : Haïti a deux langues officielles, le créole et le français, est-ce un atout ou un handicap ? Cette interrogation, cependant, présuppose deux autres sur lesquelles je voudrais au préalable apporter quelque lumière : Quelles sont les fonctions d’une langue officielle dans une société ? Quelque chose a-t-il changé en Haïti depuis l’instauration de deux langues officielles en 1987 ?

Fonctions d’une langue officielle dans une société

Commençons par nous rappeler les deux fonctions essentielles d’une langue maternelle. Sur ce sujet, je partage l’opinion des linguistes Noam Chomsky, dans ’’Langue, linguistique et politique’’, et Yves Déjean, dans sa thèse de doctorat sur l’orthographe créole et le passage au français’’, selon laquelle la langue maternelle est à la fois tin instrument de formulation intérieure de la pensée et un instrument de communication. Comme moyen de dialogue intérieur, elle contribue à tisser notre inconscient, nos rêves, nos sphères de pensée, notre mémoire, notre imagination créatrice. Comme instrument par excellence de communication elle nous permet d’exprimer nos désirs, nos sentiments, nos opinions, de dialoguer avec les autres et de produire des œuvres artistiques. J’ajoute qu’elle véhicule également nos efforts pour tenter d’exprimer l’indicible, l’expérience métaphysique ou mystique du tout autre, de l’être suprême, contemplé comme "Logos’’ comme parole et communication en plénitude.

D’où l’importance de la maîtrise de la langue maternelle dans toute éducation digne de ce nom. Officialiser une langue c’est la reconnaître comme moyen de communication, compris par l’ensemble des citoyens et citoyennes d’une nation, et exiger légalement son utilisation dans les administrations publiques, l’enseignement scolaire et universitaire, les lieux de culte et les échanges internationaux. Quand dans un pays une langue maternelle parlée par la population et des allions d’autres personnes à travers le monde, est reconnue comme langue officielle, les problèmes qu’on peut rencontrer sont , a priori, peu compliqués. Par contre, lorsque dans un pays coexistent une langue maternelle parlée par tous et une langue étrangère maîtrisée par une infime minorité, la situation devient plus complexe si l’on tente d’imposer celle-ci conte langue officielle au détriment de la première. Ces considérations m’amènent à rappeler les rap- ports entre le créole haïtien et le français dans l’histoire de notre société et à aborder la deuxième question sous-jacente à celle pro- posée pour marquer le 197ème anniversaire de la mort du stratège et précurseur de notre indépendance politique (Toussaint Louverture, NDLD), à savoir : Quelque chose a-t-il changé depuis l’établissement de deux langues officielles en 1987 ?

La situation en Haïti depuis 1987

Durant la colonie, l’un des rares textes officiels publiés à la fois en créole et en français a été la déclaration de Félicité de Sonthonax en 1 793, en proclamant l’abolition de l’esclavage à St Domingue. (la suppression générale de l’esclavage NDLR) de1804 à 1987, les différents gouvernements qui se sont succédé à la tête du pays n’ont reconnu que le français comme langue officielle et ont considéré le créole comme un patois, ou tout au plus comme un dialecte ou une langue dite ’’vulgaire’’. Cela correspond au fossé qui divise notre société en deux classes : dominants/dominés, la minorité bourgeoise et la masse des marginalisés, ou encore en "moun Iavil’’ et "nèg andeyô’’, où seul le français est considéré comme langue de prestige et de promotion sociale.

Quelles ont été les conséquences de ce choix politique et anti-pédagogique pendant ces nombreuses générations ?

Je me contenterai d’en énumérer deux :

1) Le renforcement de la tendance chez l’Haïtien de toutes les couches sociales à vouloir plagier le "Blan’’ l’étranger ou plus précisément la culture occidentale, pour se sentir plus homme. C’est ce que Paulo Freire dans "Pédagogie des opprimés’’ appelle : l’introjection par I ’opprimé de I’image de son oppresseur’’ et qui conduit à des confits psychiques et sociaux analysés par Franz Fanon dans ’’Peaux noires, masques blancs’’ et aussi par le grand écrivain et homme d’Etat martiniquais Aimé Césaire. Il s’agit au fond d une entreprise systématique de mortification de la population menée par différentes dictatures à la solde du néo-colonialisme pour multiplier les freins au développement intégral de la nation et qui expliquent en partie la situation actuelle qui sévit en Haïti.

2) Si après deux siècles de fonctionnement dans ce système aliénant des statistiques signalent que 10% de la population haïtienne arrivent tout de même à parler le français, en fait, nombre d’élèves, rendus en terminale, faute d’un environnement adéquat, s’expriment souvent dans un charabia qui n’est ni du créole ni du français ni d’ailleurs aucune langue répertoriée. Des secteurs progressistes des églises catholiques et protestantes ont certes contribué à valoriser notre langue nationale en publiant la bible en créole et en utilisant cette langue dans l’évangélisation, la liturgie et la publication de revues et de livres. Mais, c’est surtout la tempête de changement déchaînée par le mouvement de dechoukay (déracinement) de la dictature macoute duvaliéliste, le 7 février 1986, qui a porté les constituants de 1987 à déclarer dans l’article 5 de la nouvelle loi fondamentale de la nation : ’’Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune, le créole. Le créole et le français sont les langues officielles de la République ’’. Cela a-t-il contribué à changer quelque chose en Haïti ?

Certains répondront : ’’Ti mari pa monte, ti mari pa desann’’ (c’est le statu quo). En effet, le PNUD (Programme des Nations Unies pour le développement) dans son Rapport mondial sur le développement humain en 1999 ne classe-t-il pas encore Haïti parmi les PMA (Pays moins avancés) ? Disons plutôt que, jusqu’à présent, seule une infime partie de ce que stipule la Constitution de 1987 aux articles 32, 40 et 213 a pu être mise en pratique, tels que la création de l’Académie de la langue créole et l’emploi obligatoire des deux langues dans les déclarations officielles, les services publics, les écoles, les universités, les mass sedia, les tribunaux et aussi dans la rédaction des contrats, des actes de naissance, de mariage, de décès et des passeports. De plus, la campagne l’alphabétisation dans notre langue maternelle lancée depuis quelque temps piétine encore. Car au moment où l’on commençait à enregistrer des résultats significatifs, le pays a subi coup d’état militaire sur coup d’état militaire, le dernier étant censé être le ’’dènye kou ki pou te touye koukou a’’. Mais, ’’Bondye bon, hmm !". Le ’’koukou’’ survit encore, tandis que, soit dit en passant, l’armée sanguinaire, elle, "ale bwa chat’’ (elle a été dissoute) . Toutefois, la sécurité économique et politique ne cesse de se dégrader et le combat pour des jours nouveaux se poursuit. C’est dans ce contexte actuel que j’ai voulu replacer la question proposée à notre réflexion par "Haïti-Développement’’ pour pouvoir, à présent, l’aborder de front.

Deux langues officielles : un atout pour le développement humain

J’affirme sans détour qu’avoir deux langues officielles ne peut être qu’un atout pour le développement et la modernisation du pays ; d’au- tant plus que la décision contraire, durant environ deux siècles, s’est révélée catastrophique pour la majorité de la population. En effet, le fait d’avoir deux langues officielles a été le résultat d’une guerre d’indépendance linguistique et fait partie de notre patrimoine culturel. Il représente donc un héritage légué par les générations antérieures et pour lequel beaucoup de "fanm vanyan’’ "gason Wnson’’ ont donné leur sueur, leur sang et leur vie. Comme tout héritage, il comporte certains inconvénients mais le plus important est de savoir le gérer de telle façon qu’il produise des fruits bénéfiques pour tous les Haïtiens et pour l’humanité. Le français est certes plus internationalisent répandu que le créole, mais celui-çi exprime meux les profondeurs de notre âme haïtienne et afro-carïbéenne comme le prouvent merveilleusement les chefs-d’œuvre d’Oswald Durand, de Jacques Roumain (Gouverneurs de la rosée), de Félix Morisseau Leroy, de Toto Bissainthe, de Franck Etienne (Pèlen Tèt), ou de Maurice Sixto (Mèt zabèlbok), j’en passe. C’est donc un objet de légitime fierté que les deux soient reconnues comme langues officielles de la nation haïtienne. Mais, pour mieux tirer profit de ces deux instruments de culture et en faire des atouts majeurs pour l’éducation au développement humain et à la paie x, notre peuple doit chercher à réaliser avec acharnement trois conditions :

1) Opérer un changement de mentalité qui nous aide tous à reconnaître les vertus de la langue maternelle, car il a été prouvé que la maîtrise consciente de sa grammaire est une condition importante pour fonder toute éducation sur des bases solides et apprendre plus facilement des langues étrangères.

2) Faire l’unité nationale autour d’un contrat social qui nous lie et nous solidarise enfin sur les points essentiels qui concernent le progrès de notre pays. Il faudra une gestion lucide et des moyens pédagogiques modernes pour assurer à nos deux langues officielles une place identique dans l’éducation de notre nation afin que nos divisions fratricides ne fassent pas le jeu et l’affaire de nos ennemis. Il nous faut le Tèt ansanm, (l’unité) de nos atouts linguistiques pour enrayer complètement l’analphabétisme, et donner la possibilité à tous nos enfants de fréquenter une bonne école d’ici à 2004. Cette victoire contribuera à stimuler des investissements créateurs d’emplois stables et de développement humain durable.

3) Enfin, faire preuve d’une volonté politique et une capacité économique, soutenues par une société civile organisée et des institutions démocratiques stables, pour effectuer les changements nécessaires. Pour cela, il convient d’éviter que les "ti sentaniz et pitit sèyèt’’ (les masses populaires) et les enfants de Cité Soleil apprennent en créole tandis que ceux des "gwo zouzoun’’ (bourgeois ou classes moyennes) qui fréquentent les établissements scolaires de renom apprennent tout en français, anglais ou espagnol et soient les seuls à se familiariser très tôt avec les langages informatiques, les sites internet et la pratique d’une mondialisation sans exclusion. Notre langue maternelle devenue une de nos deux langues officielles, est un réservoir privilégié de nos trésors culturels et du génie de notre peuple qui a su "maronner’’ et lutter pour reconquérir sa liberté. C’est ce génie de créativité que chacun de nous doit faire revivre dans toutes les sphères de notre société pluraliste pour la rendre toujours plus juste, plus démocratique et plus fraternelle.

Par Yves VOLTAIRE, lauréat du Prix Toussaint Louverture organisé le 7 avril 2000 par l’association Haïti développement.


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